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Dans son ouvrage Le prix de l’inégalité, l’économiste Joseph E. Stiglitz fait référence à une notion qui me paraît aujourd’hui essentielle, celle de « capital social ».
Par cette expression, il entend le degré de confiance qui caractérise les relations entre les différents acteurs de la société et par conséquent de la vie économique :
« Le capital social est le ciment qui assure la cohésion des sociétés. Si les gens estiment que le système économique et politique est injuste, le ciment se délite et les sociétés ne fonctionnent pas correctement[1]. »
Le fondement de ce capital est, nous l’avons dit, la confiance, c’est-à-dire la foi en l’autre. Il ne peut y avoir, en effet, de vie sociale réelle que fondée sur la confiance en autrui. Autrui est en effet pour chacun un mystère, il ne peut faire l’objet d’une connaissance, je ne peux savoir ce qu’il pense ou ce qu’il ressent, je ne peux que le pressentir et le supposer, c’est pourquoi le rapport que j’entretiens avec lui est toujours fondé sur une croyance, voire une foi, et c’est là le sens profond du terme de confiance. Or, nos sociétés contemporaines, profondément individualistes et concurrentielles, fonctionnent plutôt sur la méfiance envers l’autre pour ne pas dire la défiance. Ne faudrait-il pas remettre en cause ce modèle afin de restaurer ce capital social qui nous fait défaut et qui semble montrer ses limites d’un point de vue économique ? Comme le fait remarquer Stiglitz dans le même ouvrage, ce déficit est contre performant, tant en terme de qualité de vie qu’en terme de productivité économique :
« Tout au long de l’histoire, les économies prospères se sont révélées être celles où la parole donnée est une parole d’honneur, où une poignée de main vaut un contrat. Sans confiance, chaque partie à une transaction cherche à voir comment et quand l’autre partie va la trahir. Pour se prémunir contre ces éventualités, chacun dépense énergie et ressources pour s’assurer, élaborer des plans de crise, prendre des mesures préventives pour qu’en cas de « trahison » les conséquences soient limitées[2]. »
Cette absence de confiance entre les partenaires sociaux est, me semble-t-il, ce qui aujourd’hui mine notre société et empêche tout véritable dialogue social. Comment, en effet, faire fonctionner une société lorsque chacun tire la couverture à soi et demande aux autres des efforts auxquels il refuse lui-même de consentir. Le chef d’entreprise qui augmente ses revenus alors qu’il demande des efforts à ses salariés, le gestionnaire qui est remercié et qui, malgré ses erreurs, bénéficie d’un parachute doré, mais aussi le salarié qui ne veut pas voir les problèmes réels que peuvent rencontrer certaines entreprises et qui refuse de s’adapter aux nouvelles conditions du marché. Toutes ces attitudes et ces comportements conduisent à l’altération du lien social, à l’oubli du bien commun et finalement pèsent d’un poids très lourd sur l’efficacité économique de nos sociétés.
Les événements qui ont marqué récemment l’actualité au sujet du conflit concernant le plan social de l’usine Goodyear d’Amiens illustrent tristement ce constat. Les propos outranciers et caricaturaux du PDG du groupe Titan exprimant son mépris pour les travailleurs français (et pas seulement ceux de chez Goodyear) et la violence des syndicalistes devant le siège de la compagnie, sont le tragique symptôme de ce blocage social et de cette crise de confiance qui caractérisent notre économie mondialisée et nos sociétés qui se disent développées. Et ce n’est certainement pas en opposant ceux qui ont un emploi et ceux qui n’en ont pas, ceux qui vivent, le plus souvent très mal, grâce à la solidarité nationale et ceux qui la financent, ou en condamnant toutes les inégalités quelles qu’elles soient, que l’on parviendra à résoudre ce problème.
Les inégalités sociales ne sont pas par définition injustes. Il n’y a rien de choquant à ce qu’un entrepreneur qui, par son travail, crée de la richesse et des emplois, gagne confortablement sa vie. En revanche, ce qui est choquant c’est le niveau de rémunération de certains dirigeants d’entreprise qui, même s’il s’agit d’une infime minorité, n’est en rien justifiable et altère considérablement ce capital social qui nous fait cruellement défaut. Comme le fait remarquer le philosophe John Rawls[3], une inégalité ne se justifie qu’à la seule condition que son existence profite à tous, même aux plus mal lotis de la société. Or, au-delà d’un certain rapport, il apparaît clairement que rien ne justifie plus certaines inégalités et que leur existence est davantage un frein au développement économique qu’un moteur de croissance. De ce point de vue, il semble que l’initiative de nos voisins helvètes de légiférer en la matière soit de bon aloi.
Tant que nous vivrons dans des sociétés dans lesquelles l’autre est perçu comme une limite à ma puissance d’être et d’agir, pour s’exprimer comme le faisait Spinoza, tant que nous fonctionnerons dans un système qui favorise l’individualisme aux dépens des solidarités les plus élémentaires, en refusant d’admettre que la puissance d’être et d’agir de chacun s’accroit d’autant qu’augmentent celles des autres hommes, nous aurons beaucoup de mal à sortir des impasses dans lesquelles nous sommes entrées. « Rien de plus utile à l’homme que l’homme »[4], écrit Spinoza dans l’Éthique.
Par puissance d’être et d’agir, il ne faut pas ici entendre le pouvoir qu’un homme exerce sur un autre homme, mais sa capacité à produire, entreprendre, créer. Cependant, nous dira-t-on, la confiance ne se décrète pas et ce n’est pas par un coup de baguette magique que nous pourrons restaurer le capital social nécessaire à la bonne marche de nos sociétés. Il faut en effet, pour que se retisse le lien social, qu’une prise de conscience s’accomplisse chez les uns et les autres et celle-ci ne pourra avoir lieu que si chacun est alerté d’une quelconque manière.
C’est probablement à nos politiques, de quelque bord qu’ils soient, de tirer la sonnette d’alarme et de contribuer par leur attitude et leur exemplarité à la restauration de notre capital social. Tout d’abord en redonnant au débat politique la dignité qu’il a perdu, en faisant en sorte qu’il ne soit pas simplement un tissu d’invectives et de procès d’intention, en ne le limitant pas à un discours gestionnaire et technocrate, mais en le nourrissant également d’une réelle réflexion sur l’Homme et la société, car c’est bien là le cœur du problème : dans quelle société voulons-nous vivre et quels êtres humains voulons-nous devenir ? Mais nos hommes et nos femmes politiques sont eux aussi le produit de cette société et sont souvent plus tentés de suivre l’opinion de leur électorat que de la faire évoluer.
C’est donc certainement aussi aux intellectuels, même si ce terme n’a plus grand sens de nos jours, de reprendre la main et de jouer ce rôle, car tant que nous n’aurons pas restauré ce capital social, il sera difficile de créer les conditions de ce que les anciens appelaient la vie bonne, la vie pleinement humaine qui mérite d’être vécue. La vie bonne, dont le philosophe Paul Ricœur fait l’aboutissement de ce qu’il appelle la visée éthique :
« Appelons visée éthique la visée de la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes.[5] »
[1] Joseph Stiglitz, Le prix de l’inégalité, LLL, Les liens qui libèrent, 2012, p. 184.
[2] Ibid. p. 183-184.
[3] John Rawls, Théorie de la justice, Éditions du Seuil, Paris, 1987.
[4] Spinoza, Éthique, Quatrième partie, Scolie de la Proposition XVIII.
[5] Ricœur Paul, Soi-même comme un autre, Seuil, 1990, p. 202.
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